La confiance politique en temps de pandémie
«Les Voix locales à la croisée des chemins» est une série d'articles dans laquelle les acteurs locaux, œuvrant pour la paix quotidienne, partagent leurs points de vue sur les fragilités et la résilience de leurs sociétés face aux conflits. Ces sociétés sont à la croisée des chemins entre les réalités locales et les politiques et pratiques nationales de consolidation de la paix. La série vise donc à accélérer l'action au niveau local en renforçant les voix de la société civile au niveau politique. « Les Voix locales à la croisée des chemins » est une série hébergée par la Plateforme de la Société Civile pour la Consolidation de la Paix et le renforcement de l'État (CSPPS) et est le fruit d'une collaboration avec le Programme de Recherche sur les Règlements Politiques (PSRP*), basé à l'Université d'Édimbourg.
En Syrie, comme dans d'autres pays touchés par le conflit, la pandémie de la COVID-19 a ajouté une nouvelle couche de vulnérabilité et d'incertitude. Plusieurs rapports ont identifié la COVID-19 comme un multiplicateur de menaces, exacerbant les fragilités et les griefs existants et posant des défis à long terme pour une paix durable. Pourtant, il n’est pas facile de distinguer l’impact de la pandémie sur les vulnérabilités préexistantes. C'est d'autant plus le cas en Syrie, qui est entrée dans sa dixième année de conflit en mars 2021. Reconnaissant l'importance de faire la lumière sur le lien COVID-19-paix-conflit, nous avons demandé à 50 habitants des zones tenues par l'opposition dans le nord-ouest de la Syrie, comment l'éclosion de la pandémie a affecté leurs perceptions des principaux acteurs gouvernementaux et comment ces perceptions ont inversé leur réaction au virus.
Méfiance envers les acteurs gouvernementaux
Dans notre histoire précédente «La politique de la pandémie COVID-19 en Syrie», nous nous sommes penchés sur la concurrence entre les acteurs gouvernementaux syriens sur le dossier COVID-19. Ce dernier était généralement considéré par le gouvernement syrien et les deux gouvernements de facto dans les zones contrôlées par l'opposition - le gouvernement intérimaire à Idlib et le gouvernement du Salut à Alep - comme une opportunité d'attirer des fonds extérieurs et d'acquérir une légitimité internationale. Malgré leur intérêt apparent pour la gestion de la pandémie, le manque d'engagement de ces acteurs gouvernementaux pour atténuer efficacement l'impact de la COVID-19 et atteindre les communautés vulnérables a encore endommagé leur image en Syrie.
Des relations tendues entre l'État et la société et la méfiance préexistaient à la pandémie de la COVID-19. En effet, à travers la Syrie, les acteurs gouvernementaux sont également des acteurs clés du conflit, et leur réputation a été régulièrement et généralement endommagée par leur manque de capacités gouvernementales ainsi que par leur corruption latente et leur implication dans des politiques violentes. Il n'est pas surprenant que 65% des répondants que nous avons interrogés* ne font que peu ou pas confiance au gouvernement intérimaire, alors que le nombre culmine à 80% dans le cas du gouvernement du Salut. (voir graphique ci-dessous : Dans quelle mesure font-ils confiance à la réponse des acteurs suivants à la pandémie de COVID-19 dans le nord-ouest de la Syrie?*)
Les perceptions sont plus nuancées en ce qui concerne le gouvernement turc, qui est fortement impliqué militairement et politiquement dans l'ouest et le nord du gouvernorat d'Alep. Plus de 40% des personnes interrogées dans ces régions font confiance à leur voisin turc. Uniquement 5 personnes ont répondu avoir beaucoup de confiance en leur voisin turc. Malgré ces violentes offensives militaires contre des membres de l’Etat Islamique (EI) et des Kurdes PKK dans le nord de la Syrie de 2016 à 2019, la Turquie a joué un rôle essentiel pendant la pandémie. Grâce à ses directions de la santé et à sa coopération avec les conseils locaux syriens dans les zones sous le contrôle du gouvernement intérimaire, la Turquie a largement contrôlé la réponse à la COVID-19 et a imposé des mesures d'atténuation strictes. Avant même la pandémie, la Turquie a équipé la plupart des hôpitaux et des centres médicaux affiliés au ministère turc de la Santé et a fourni des services médicaux dans des zones rurales des plus isolées. Si ce rôle positif doit être nuancé par la marginalisation des ONG (I) sous la lourde supervision turque et par la lenteur de la bureaucratie, il explique sûrement la confiance relative placée envers la Turquie par rapport aux autres acteurs gouvernementaux dans les zones contrôlées par l'opposition syrienne. Enfin, pendant la pandémie, la Turquie est restée le seul point d'entrée des agences des Nations Unies et des fournitures médicales essentielles dans les zones contrôlées par l'opposition syrienne via le passage frontalier de Bab al-Hawa dans le nord-ouest du pays, après que l'ONU n'ait pas renouvelé son mandat dans d'autres passages en juillet 2020 en raison d'un veto russe
Privés de structure et de soutien étatiques indépendants, 90% des participants que nous avons interrogés font confiance et se fient à la société civile locale et à leurs cercles proches pour fournir une protection et atténuer l'impact du COVID-19.
Les théories du complot et la désinformation
La compétition entre les nombreux acteurs gouvernementaux sur le sujet de la COVID-19 en Syrie a mené à une multiplication de discours incohérents sur la pandémie. De plus, le manque de médias indépendants et la pression mise sur les voix alternatives au nord-ouest de la Syrie renforcent la méfiance envers les informations officielles sur la pandémie. De fait, les habitants des zones contrôlées par l’opposition comptent sur les réseaux sociaux - considérés comme la seule source d’information indépendante - ainsi que sur leur entourage proche afin de rester informés sur la situation sanitaire. La dépendance excessive sur ces sources non-expertes n’a fait qu’accélérer les rumeurs et les fausses informations.
Dans le gouvernorat d’Idlib, qui abrite plus de quatre million de personnes, le Gouvernement du Salut est affilié au groupe djihadiste-Salafi Hayat Tahrir al-Sham. La réponse à la crise COVID-19 comportait donc un élément religieux. Le gouvernement s’est appuyé sur les membres du clergé et les prêtres afin de diffuser aux fidèles de l’information sur le virus, en accord avec le discours officiel. Le Gouvernement du Salut a aussi créé une série Youtube hebdomadaire, intitulée “Corona et Sharia,” et a distribué le Zakat (contribution caritative obligatoire) aux habitants les plus vulnérables. Encore une fois, l’ombre de Hayat Tahrir al-Sham et le manque de confiance envers le Gouvernement du Salut, en plus du manque de capacité et de contrôle effectif de ce dernier sur l'ensemble du gouvernorat d'Idlib, ont empêché toute solidarité avec les mesures d'atténuation officielles. Ceci a ouvert la porte pour d’autres voix religieuses indépendantes dans les gouvernorats d’Idlib et d’Alep. La confusion générale a donc gradi, surtout quand certains autres membres du clergé ont suggéré que le virus était un mensonge et un complot contre l’Islam, utilisé pour interdire les prières et le pélerinage. D’autres théories similaires se sont propagées autour du monde via les réseaux sociaux quand certains clercs ont insisté que les Musulmans étaient immunisés contre le virus et que le vaccin rendrait les Musulmans infidèles.
«Une décennie de guerre ne nous a pas tués; nous sommes plus forts que les gens en dehors de la Syrie, alors pourquoi devrions-nous avoir peur du virus? »
Tout compte fait, la méfiance, la désinformation, et la multiplication de discours contradictoires au sujet de la pandémie COVID-19 a eu un impact négatif sur les efforts locaux à lutter contre le virus. Une grande majorité de la population dans les zones contrôlées par l’opposition adopte un comportement imprudent, et négligent ou refusent de respecter les mesures d’atténuation. Comme l’a dit un habitant que nous avons interviewé: “Une décennie de guerre ne nous a pas tué; nous sommes plus forts que ceux en dehors de la Syrie donc pourquoi aurions-nous peur du virus?”
Les campagnes de sensibilisation et la construction de liens
La méfiance à l'égard des acteurs gouvernementaux et des informations sur la COVID-19 sont les plus grands défis à relever pour protéger les communautés syriennes dans les zones tenues par l'opposition, en plus des difficultés d'accès et de la réduction des efforts de consolidation de la paix. Privés de structures et de soutien d’un état indépendant, 90% des participants que nous avons interviewé comptent sur la société civile locale et leur entourage proche pour se protéger et limiter les impacts de la COVID-19.
Bien que la pandémie ait souligné les efforts de gestion de conflit de la société civile locale au nord-ouest de la Syrie, la crise a aussi affecté la nature de ces missions. La société civile locale ne fait pas que distribuer de l’aide. Elle est aussi devenue un acteur clé dans les chaînes de transmission afin de combattre la désinformation et de sensibiliser le public sur le virus et les mesures d’atténuation. Ces efforts de sensibilisation se font via des campagnes mobiles et du porte-à-porte. Ces campagnes permettent aussi de rompre l’isolement et de fournir un soutien psychologique et éducatif envers les habitants. Les services médicaux sont gratuits pour tous dans les zones contrôlées par l'opposition, mais les habitants doivent être prêts à visiter les hôpitaux ou les centres médicaux. Plus précisément, ils doivent faire confiance en ces institutions et personnes qui fournissent des services médicaux.
Les implications à long terme du COVID-19 sur la cohésion politique et sociale et la confiance - parmi d'autres dynamiques de conflit - soulignent la nécessité d'intégrer les efforts de consolidation de la paix vers une paix durable dans toutes les réponses à la COVID-19.
Une baisse sans précédent de la violence et des confrontations militaires a suivi le début de la pandémie COVID-19 en Syrie. Ceci offre certainement une nouvelle perspective, cependant la pandémie continue à renforcer d’autres dynamiques de conflit sous-jacent, d’autres frustrations préexistantes. Par exemple, la pandémie a incité une réorientation des efforts de maintien de la paix vers des recours plus immédiats et la protection des communautés vulnérables pour contrer la crise sanitaire. Cependant, les implications long-terme de la COVID-19 sur la cohésion sociale et la confiance politique - entre autres dynamiques de conflit - soulignent la nécessité d'intégrer les efforts de consolidation de la paix en vue d'une paix durable dans toutes les réponses à la COVID-19.
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Élève ta voix! Contactez-nous pour partager vos expériences ou celles des autres en matière de vulnérabilité et de résilience aux conflits et aux efforts de paix.
Article rédigé par Juline Beaujouan, Eyas Ghreiz et Abdulah El hafi
Juline Beaujouan est chercheuse associée au programme de recherche sur les règlements politiques (PSRP), basé à l'Université d'Édimbourg, où elle étudie la gestion des conflits locaux et le renforcement de la confiance au Liban, en Irak et en Syrie. Juline a obtenu son doctorat de l’université de Durham, où elle a reçu la bourse de doctorat al-Sabah et a agi en tant que membre de l’Open World Research Initiative (OWRI) de l’AHRC. Juline est co-éditrice et contributrice du volume Crise syrienne, réfugiés syriens - Voix de Jordanie et du Liban, et co-auteur de Islam, IS and the Fragmented State: The Challenges of Political Islam in the MENA Region.
Eyas Ghreiz est chercheur et consultant dans les domaines des droits de l'homme et du développement. Ghreiz est également étudiant en Master en développement international, spécialisé dans les conflits, la sécurité et le développement, à l'Université de Birmingham, au Royaume-Uni. Ghreiz a plus de huit ans d'expérience de travail avec des ONG internationales et des organismes des Nations Unies en Jordanie, en Syrie, en Turquie et au Yémen. Il a publié plusieurs articles en arabe et en anglais et a contribué au livre Syrian Crisis, Syrian Refugees: Voices from Jordan and Lebanon, publié par Palgrave Macmillan en anglais et en turc, et sera bientôt publié en arabe.
Abdulah El hafi a cofondé et géré le Bureau de secours unifié dans la Ghouta orientale et a siégé au conseil d'administration pendant deux ans. En 2013, il était membre fondateur de la protection civile dans la Ghouta orientale du Rif Damas. De 2014 à 2019, Abdulah a travaillé en tant que coordinateur et responsable de terrain pour plusieurs programmes financés par le DFID britannique et l'USAID. Il dispense également des formations dans le domaine de la bonne gouvernance et du renforcement des capacités pour plusieurs organisations, équipes et conseils locaux dans les gouvernorats de Rif Damas, Idlib et le nord d'Alep. Actuellement, Abdulah travaille comme directeur de l'Unité des conseils administratifs locaux (LACU) bureau de Syrie.
* Le programme de recherche sur les règlements politiques est un partenaire du collectif Covid. Le Collectif rassemble l'expertise des organisations partenaires de recherche du Royaume-Uni et du Sud et offre une réponse rapide à la recherche en sciences sociales pour éclairer la prise de décision sur certains des défis de développement les plus urgents liés à Covid-19. Le PSRP et Covid Collective sont soutenus par le FCDO britannique.
Une traduction de cet article est disponible en anglais et en arabe (4).