Covid in Idlib

La politique de la pandémie COVID-19 en Syrie

Comment la société civile locale a hérité du dossier Covid-19

«Les Voix locales à la croisée des chemins» est une série d'articles dans laquelle les acteurs locaux, œuvrant pour la paix quotidienne, partagent leurs points de vue sur les fragilités et la résilience de leurs sociétés face aux conflits. Ces sociétés sont à la croisée des chemins entre les réalités locales et les politiques et pratiques nationales de consolidation de la paix. La série vise donc à accélérer l'action au niveau local en renforçant les voix de la société civile au niveau politique. « Les Voix locales à la croisée des chemins » est une série hébergée par la Plateforme de la Société Civile pour la Consolidation de la Paix et le renforcement de l'État (CSPPS) et est le fruit d'une collaboration avec le Programme de Recherche sur les Règlements Politiques (PSRP*), basé à l'Université d'Édimbourg.

Dans notre article précédent “Towards a greater role of the civil society in conflict settlements in Syria after Covid-19”, nous avons réfléchi sur les obstacles majeurs de la nature et des missions de la société civile qui opère dans les zones contrôlées par l’opposition syrienne pendant la crise COVID-19. Dans les gouvernorats d’Idlib et d’Aleppo, la société civile locale a de-facto remplacé l’autorité gouvernementale. Elle a aussi utilisé la pandémie pour institutionnaliser et coordonner les réponses sanitaires et pour protéger les populations les plus vulnérables. Dans ce blog, nous retraçons les événements qui ont fait de la société civile au nord-ouest de la Syrie l’un des acteurs de première ligne en termes de mitigation de la crise au cours de cette pandémie. 

La gouvernance fragmentée et la neutralité humanitaire

Les zones du nord-ouest de la Syrie contrôlées par l'opposition ne sont pas régies par les mêmes autorités ou systèmes de gouvernance. En septembre 2013, la Coalition Nationale pour la Révolution des Forces Opposantes (National Coalition for Syrian Revolution and Opposition Forces, SNC) qui a pour objectif de remplacer le gouvernement de Bashar al-Assad, a établi un gouvernement provisoire en Syrie. Il était construit en tant que corps représentatif, et avait pour fonction l’implémentation des projets avec la communauté internationale, ainsi que l'approvisionnement des services dans les zones contrôlées par l’opposition syrienne. Suite à une série d'offensives militaires au nord de la Syrie entre 2016 et 2019, la Turquie devint un acteur clef, exerçant une influence considérable sur le gouvernement provisoire. La Turquie désigna ce gouvernement comme l’institution politique de référence. Cependant, le gouvernement provisoire n’a pu atteindre son objectif, à cause de fragmentation politique et militaire, de manque de représentation et de financement, sans oublier les conflits régionaux entre l'Arabie Saoudite et le Qatar (ce dernier étant un de donateurs principaux de la SNC). 

Deux ans après la mise en place du gouvernement provisoire, la victoire d’une coalition de groupes armés de l’opposition dans le gouvernorat d’Idlib a permis un rapprochement entre le gouverneur d’Idlib et des groups islamistes radicaux, comme le front al-Nusra, qui est connecté à al-Qaïda. Bien que désengagé d’activités gouvernementales, en septembre 2017, le front al-Nusra (qui a créé une coalition avec Hayat Tahrir al-Sham) et d’autres groups d’opposants, ont établie le gouvernement du Salut, un deuxième gouvernement de-facto alternatif dans les zones contrôlées par l’opposition. S’en est suivi une campagne de suppression des représentants politiques locaux et des commandants militaires affiliés aux groupes islamistes radicaux dans le gouvernorat d’Idlib, et une compétition féroce a eu lieu entre le gouvernement provisoire et le gouvernement du Salut.

"Dans les gouvernorats d’Idlib et d’Aleppo, la société civile locale a de-facto remplacé l’autorité gouvernementale. Elle a aussi utilisé la pandémie pour institutionnaliser et coordonner les réponses sanitaires et pour protéger les populations les plus vulnérables"

Les deux institutions gouvernementales de l’opposition ont été établies pour attirer des financements et pour être reconnues au niveau international. Néanmoins, les deux institutions n’ont pas réussi à fournir des services ni à se démarquer comme les représentants légitimes des communautés syriennes vivant dans les zones contrôlées par l’opposition. En conséquence, la communauté internationale a choisi de coordonner avec des institutions décentralisées et la société civile locale afin de contacter les communautés locales et mettre en place des programmes d’aide humanitaire et de développement dans un pays déchiré par la guerre. Hormis les institutions politiques locales, la Direction de la santé d’Idlib (Idlib Health Directorate, IHD) est un partenaire clé de la communauté internationale au nord-ouest de la Syrie. La direction a été mise en place en mai 2013 pour combler les lacunes dans le secteur médical après que les institutions médico-gouvernementales syriennes arrêtent de fournir des services médicaux dans les zones contrôlées par l’opposition. L’IHD a obtenu l'indépendance politique auprès du gouvernement provisoire et du gouvernement du Salut afin d’implémenter sa mission. Depuis, l’IHD collabore avec la plupart des donateurs internationaux.

Concurrence politique sur le fichier COVID-19

 La Covid-19 a officiellement frappé les zones tenues par l'opposition le 9 juillet 2020, près de quatre mois après que le virus ait atteint la Syrie. La pandémie est immédiatement devenue un problème politique. La neutralité et la compétence de l'IHD ont été remises en question par les deux gouvernements d'opposition. D'une part, le gouvernement intérimaire a tenté de convaincre IHD qu'il devait être en charge de la réponse face à la COVID-19. Le gouvernement intérimaire a fait valoir que, opposé à l'IHD, il bénéficiait de fournitures médicales, d'une capacité de distribution et d'une légitimité politique. De même, le gouvernement du Salut a cherché à devenir le partenaire clé de la communauté internationale dans une tentative d'obtenir une reconnaissance internationale et d'acquérir une légitimité. Le gouvernement du Salut a fait valoir que les zones sous son contrôle dans le gouvernorat d'Idlib abritent des populations très vulnérables, y compris un certain nombre de camps de personnes déplacées à l'étranger (PDI), et devraient donc recevoir un soutien prioritaire. En plus de négocier avec l'IHD, les deux gouvernements se sont tournés vers d'importantes organisations non gouvernementales (ONG) de santé, telles que la Syrian American Medical Society (SAMS), pour promouvoir leur propre programme.

 La concurrence politique sur le dossier COVID-19 a transcendé les frontières des zones contrôlées par l'opposition syrienne. Conformément à sa position officielle, le président Bashar al-Assad a revendiqué la souveraineté et le monopole de la réponse au COVID-19 dans tout le pays, y compris dans les zones qui n'étaient pas sous le contrôle effectif de son gouvernement. Ce récit implique que le gouvernement syrien devait gérer tous les passages frontaliers, y compris les points de passage de Bab al-Salam et de Bab al-Hawa avec la Turquie. La Russie, alliée clé de Bashar al-Assad, a soutenu cette politique en soumettant un texte aux membres du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) pour maintenir les passages frontaliers fermés avec la Turquie, l'Irak et la Jordanie, empêchant ainsi l'aide d'être livrée à l'opposition. Alors que la proposition a été rejetée, la Russie a utilisé son veto en tant que membre permanent du CSNU pour contrer le renouvellement d'un mécanisme visant à apporter une aide humanitaire vitale en Syrie. Finalement, et après une campagne de lobbying menée par l'Allemagne, la Grande-Bretagne et la France, un seul passage frontalier sur quatre est resté ouvert afin de permettre les livraisons humanitaires depuis la Turquie.

Covid in Idlib
Illustration dessinée par le peintre Ahmed Jalal de Kafr Nabal dans le gouvernorat d'Idlib.

Les deux institutions gouvernementales de l’opposition ont été établies pour attirer des financements et pour être reconnues au niveau international. Néanmoins, les deux institutions n’ont pas réussi à fournir des services ni à se démarquer comme les représentants légitimes des communautés syriennes vivant dans les zones contrôlées par l’opposition. En conséquence, la communauté internationale a choisi de coordonner avec des institutions décentralisées et la société civile locale afin de contacter les communautés locales et mettre en place des programmes d’aide humanitaire et de développement dans un pays déchiré par la guerre. Hormis les institutions politiques locales, la Direction de la santé d’Idlib (Idlib Health Directorate, IHD) est un partenaire clé de la communauté internationale au nord-ouest de la Syrie. La direction a été mise en place en mai 2013 pour combler les lacunes dans le secteur médical après que les institutions médico-gouvernementales syriennes arrêtent de fournir des services médicaux dans les zones contrôlées par l’opposition. L’IHD a obtenu l'indépendance politique auprès du gouvernement provisoire et du gouvernement du Salut afin d’implémenter sa mission. Depuis, l’IHD collabore avec la plupart des donateurs internationaux.

Concurrence politique sur le fichier COVID-19

 La Covid-19 a officiellement frappé les zones tenues par l'opposition le 9 juillet 2020, près de quatre mois après que le virus ait atteint la Syrie. La pandémie est immédiatement devenue un problème politique. La neutralité et la compétence de l'IHD ont été remises en question par les deux gouvernements d'opposition. D'une part, le gouvernement intérimaire a tenté de convaincre IHD qu'il devait être en charge de la réponse face à la COVID-19. Le gouvernement intérimaire a fait valoir que, opposé à l'IHD, il bénéficiait de fournitures médicales, d'une capacité de distribution et d'une légitimité politique. De même, le gouvernement du Salut a cherché à devenir le partenaire clé de la communauté internationale dans une tentative d'obtenir une reconnaissance internationale et d'acquérir une légitimité. Le gouvernement du Salut a fait valoir que les zones sous son contrôle dans le gouvernorat d'Idlib abritent des populations très vulnérables, y compris un certain nombre de camps de personnes déplacées à l'étranger (PDI), et devraient donc recevoir un soutien prioritaire. En plus de négocier avec l'IHD, les deux gouvernements se sont tournés vers d'importantes organisations non gouvernementales (ONG) de santé, telles que la Syrian American Medical Society (SAMS), pour promouvoir leur propre programme.

 La concurrence politique sur le dossier COVID-19 a transcendé les frontières des zones contrôlées par l'opposition syrienne. Conformément à sa position officielle, le président Bashar al-Assad a revendiqué la souveraineté et le monopole de la réponse au COVID-19 dans tout le pays, y compris dans les zones qui n'étaient pas sous le contrôle effectif de son gouvernement. Ce récit implique que le gouvernement syrien devait gérer tous les passages frontaliers, y compris les points de passage de Bab al-Salam et de Bab al-Hawa avec la Turquie. La Russie, alliée clé de Bashar al-Assad, a soutenu cette politique en soumettant un texte aux membres du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) pour maintenir les passages frontaliers fermés avec la Turquie, l'Irak et la Jordanie, empêchant ainsi l'aide d'être livrée à l'opposition. Alors que la proposition a été rejetée, la Russie a utilisé son veto en tant que membre permanent du CSNU pour contrer le renouvellement d'un mécanisme visant à apporter une aide humanitaire vitale en Syrie. Finalement, et après une campagne de lobbying menée par l'Allemagne, la Grande-Bretagne et la France, un seul passage frontalier sur quatre est resté ouvert afin de permettre les livraisons humanitaires depuis la Turquie.

"Depuis l'apparition de la COVID-19, la société civile locale a été approuvée par la communauté internationale comme une alternative aux organes politiques et comme un acteur neutre pour apporter des secours et protéger les communautés civiles locales. En conséquence directe, la société civile locale a gagné en légitimité et en confiance tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la Syrie."

Hériter du fichier COVID-19

La communauté internationale a refusé de choisir entre le gouvernement syrien officiel d'une part et les gouvernements d'opposition de facto d'autre part. Au lieu de cela, il a décidé que la politique ne devrait pas interférer dans la réponse à la COVID-19 et a fait la promotion de la société civile locale, principalement la Défense civile syrienne, en tant qu'acteur clé pour atténuer l'impact de la pandémie dans les zones contrôlées par l'opposition syrienne. Comme l'ont expliqué plusieurs militants et travailleurs humanitaires, le choix de la communauté internationale portait un message important : les organes politiques ont été discrédités en Syrie, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des zones tenues par l'opposition.

La société civile locale située dans le nord-ouest de la Syrie n’est pas un simple substitut face à l’incapacité des autorités gouvernementales à fournir des services et à répondre aux besoins des populations locales. Depuis l'apparition de la COVID-19, la société civile locale a été approuvée par la communauté internationale comme une alternative aux organes politiques et comme un acteur neutre pour apporter des secours et protéger les communautés civiles locales. En conséquence directe, la société civile locale a gagné en légitimité et en confiance tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la Syrie. Notre prochaine histoire approfondira les détails du nouveau statut de la société civile locale, explorant son rôle dans la cohésion sociale et dans le renforcement de la confiance dans les zones contrôlées par l'opposition syrienne.

 _________________________________________________

Élève ta voix! Contactez-nous pour partager vos expériences ou celles des autres en matière de vulnérabilité et de résilience aux conflits et aux efforts de paix.

Article rédigé par Juline Beaujouan, Eyas Ghreiz et Abdulah El hafi

Juline Beaujouan est chercheuse associée au programme de recherche sur les règlements politiques (PSRP), basé à l'Université d'Édimbourg, où elle étudie la gestion des conflits locaux et le renforcement de la confiance au Liban, en Irak et en Syrie. Juline a obtenu son doctorat de l’université de Durham, où elle a reçu la bourse de doctorat al-Sabah et a agi en tant que membre de l’Open World Research Initiative (OWRI) de l’AHRC. Juline est co-éditrice et contributrice du volume Crise syrienne, réfugiés syriens - Voix de Jordanie et du Liban, et co-auteur de Islam, IS and the Fragmented State: The Challenges of Political Islam in the MENA Region.

Eyas Ghreiz est chercheur et consultant dans les domaines des droits de l'homme et du développement. Ghreiz est également étudiant en Master en développement international, spécialisé dans les conflits, la sécurité et le développement, à l'Université de Birmingham, au Royaume-Uni. Ghreiz a plus de huit ans d'expérience de travail avec des ONG internationales et des organismes des Nations Unies en Jordanie, en Syrie, en Turquie et au Yémen. Il a publié plusieurs articles en arabe et en anglais et a contribué au livre Syrian Crisis, Syrian Refugees: Voices from Jordan and Lebanon, publié par Palgrave Macmillan en anglais et en turc, et sera bientôt publié en arabe.

Abdulah El hafi a cofondé et géré le Bureau de secours unifié dans la Ghouta orientale et a siégé au conseil d'administration pendant deux ans. En 2013, il était membre fondateur de la protection civile dans la Ghouta orientale du Rif Damas. De 2014 à 2019, Abdulah a travaillé en tant que coordinateur et responsable de terrain pour plusieurs programmes financés par le DFID britannique et l'USAID. Il dispense également des formations dans le domaine de la bonne gouvernance et du renforcement des capacités pour plusieurs organisations, équipes et conseils locaux dans les gouvernorats de Rif Damas, Idlib et le nord d'Alep. Actuellement, Abdulah travaille comme directeur de l'Unité des conseils administratifs locaux (LACU) bureau de Syrie.

* Le programme de recherche sur les règlements politiques est un partenaire du collectif Covid. Le Collectif rassemble l'expertise des organisations partenaires de recherche du Royaume-Uni et du Sud et offre une réponse rapide à la recherche en sciences sociales pour éclairer la prise de décision sur certains des défis de développement les plus urgents liés à Covid-19. Le PSRP et Covid Collective sont soutenus par le FCDO britannique.

Une traduction de cet article est disponible en anglais et en arabe.

Partager cet article sur