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Une nation polarisée lors de la pandémie mondiale : le prédicament libyen

CSPPS réaction coordonnée pour soutenir l’action locale pendant le COVID-19 : un entretien avec le membre libyen de la CSPPS, Tamazight Women's Movement
En période de crise, il est facile de perdre la vue d'ensemble. Une pandémie mondiale, comme celle à laquelle nous faisons face aujourd'hui, est un bon exemple de la manière dont notre réponse instinctive ne consiste qu’à se concentrer uniquement sur les aspects les plus clairement touchés : le système de santé d'une nation et son économie. Néanmoins, le COVID-19 peut sérieusement affecter d'autres domaines cruciaux de la vie, en particulier les questions de paix et de conflit.
 
Ceci est le cinquième article dans une série qui se concentre sur le rôle de la société civile dans le soutien des actions locales réagissant au COVID-19. Par le biais d'entretiens avec des intervenants de première ligne, nous discutons des effets à court et à long terme du COVID-19 sur les perspectives de paix et de stabilité dans leurs pays.
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Zorg Madi, responsable de programme au sein du Tamazight Women's Movement et membre de la CSPPS en Libye

Dévastées par la guerre et profondément polarisée depuis le renversement en 2011 de la dictature de 42 ans de Mouammar Kadhafi, les organisations de la société civile libyenne ont entrepris la difficile tâche de soutenir la transition de leur nation vers une société unifiée et résiliente. Alors que les autorités nationales opposées du pays se préoccupent par la lutte entre elles, la population libyenne est largement laissée à elle-même.

Zorg Madi, responsable de programme au sein du Tamazight Women's Movement et membre de la CSPPS en Libye, discute du rôle de la société civile dans la tentative libyenne de stabiliser une nation polarisée, tout en faisant face au COVID-19 pendant la seconde guerre civile libyenne, et à ses multiples conflits alternatifs en cours, dans un entretien avec le secrétariat du CSPPS. Pour le cinquième article de cette série, Madi nous parle la réalité du peuple libyen, et des tentatives en cours pour que la société civile soit consultée et incluse dans la riposte au COVID-19 ainsi que dans d'autres processus politiques essentiels de consolidation de la paix et de construction de l'Etat, comme par exemple l’Examen nationale volontaire (ENV) cette année qui est censée faire le point sur l'état de la mise en œuvre des Objectifs de développement durable en Libye.

Le conflit violent actuel est principalement dû à la lutte entre le gouvernement d'accord national soutenu par les Nations unies, dirigé par le Premier ministre Fayes al-Sarraj, basé à Tripoli, la capitale du pays à l'ouest, et les forces d'opposition de l'armée nationale libyenne, dirigées par le Maréchal Khalifa Haftar qui est basé à Benghazi à l'est. Cependant, la polarisation de la Libye ne s'arrête pas là : d'autres milices président dans le sud, qui sont en conflit les unes avec les autres et contrôlent la frontière sud poreuse. La riche diversité tribale de la Libye ajoute une autre dimension à la situation dans laquelle le pays se trouve déjà, et l'absence d'un seul gouvernement, qui représente cette diversité, est un obstacle majeur à la stabilité nationale.
 
En outre, depuis l'attaque de Haftar sur Tripoli il y a un an, les tensions n'ont fait que s'intensifier, malgré plusieurs tentatives de négocier un cessez-le-feu entre les parties belligérantes. D'autant plus que la communauté internationale ne parvient pas à se mettre d'accord sur une position commune à l'égard des parties en conflit en Libye. Toutes les initiatives internationales visant à résoudre la lutte pour le pouvoir entre les acteurs du conflit libyen n'ont pas réussi à prendre racine, notamment parce que de nombreux acteurs internationaux impliqués sont loin d'être des médiateurs impartiaux. De nombreux pays ont leurs propres enjeux dans le conflit, motivés par leurs propres motivations géopolitiques et économiques. 
 
Haftar reçoit un soutien militaire sous forme d'armes et de personnel de la Russie, des Émirats arabes unis, de l'Égypte et de la France et a fait l'objet d'un examen minutieux pour avoir employé des milliers de mercenaires de divers pays africains. Le Premier ministre Al-Sarraj, reconnu par la communauté internationale comme leader légitime, reçoit en revanche le soutien du Qatar et de la Turquie, et déploie des combattants syriens. Étant donné que le pays a deux gouvernements rivaux, ainsi qu'une région méridionale de plus en plus divisée, une réponse cohérente au COVID-19 semble impossible.

"Le sud de la Libye est l'endroit le plus vulnérable du pays. Il n'a pas d'institutions fonctionnelles ni de gouvernement, car aucun des deux n'est capable de pénétrer dans la région en raison du conflit en cours entre les nombreuses factions et tribus militantes. La population n'a pratiquement aucun accès aux services. Les médecins et les équipements sont rares. Pour l'instant, il n'y a pas encore de cas confirmés de COVID-19 dans le sud de la Libye, mais une fois que le virus aura atteint cette région également, les conséquences seront catastrophiques", déclare Madi.

Dans le reste de la Libye, bien que dans une position marginalement meilleure, la population est confrontée quotidiennement aux terribles conséquences de la guerre, en plus de la propagation du virus. Sur le plan économique, le pays se trouve dans un état de crise permanent, et l'insuffisance des liquidités des banques empêche les familles de retirer de l'argent, ce qui augmente considérablement le niveau de peur et d'insécurité de la population en général.

Selon une déclaration conjointe sur la Libye de plusieurs agences des Nations unies, dont l'Organisation mondiale de la santé, au moins 15 attaques contre des établissements de soins ont eu lieu en 2020, dont un établissement consacré au traitement du COVID-19. Le système de santé libyen était déjà fragile avant qu'il n'y aille une pandémie, mais comme les parties belligérantes ciblent délibérément les hôpitaux dans leurs zones de contrôle respectives, les chances de résister au COVID-19 diminuent de jour en jour.

"Le fait de voir comment d'autres nations ayant des systèmes de santé fonctionnels, comme l'Italie et la Tunisie, furent écrasées par le COVID-19 a suscité beaucoup de craintes parmi notre peuple. Ils ont commencé à prendre eux-mêmes des mesures préventives, en essayant de se laver les mains plus souvent, en prenant leurs distances sociales et en essayant de rester chez eux. Mais lorsqu'il y a des bombardements et que rester chez soi n'est souvent pas l'option la plus sûre, s'imposer un confinement devient de plus en plus difficile".

Les organisations de la société civile en Libye assument désormais un double rôle : non seulement elles poursuivent leur travail régulier de consolidation de la paix, en essayant d'atténuer et de gérer la violence et les conflits, mais elles doivent également sensibiliser la population en général et tenter de fournir aux gens les équipements nécessaires pour éviter la propagation du COVID-19, tels que des masques, des gants et du désinfectant pour les mains. En outre, ils mettent en place des plateformes pour les médecins afin de leur permettre de travailler en réseau et d'informer les communautés locales, qu'il s'agisse de médecins de la Libye ou du pays de la diaspora.

"La lutte contre le COVID-19 n'est pas vraiment dirigée par les gouvernements. Oui, les deux gouvernements mettent en œuvre des mesures, mais celles-ci ont souvent pour fonction d'opprimer le peuple et de réaffirmer la légitimité des gouvernements en tant que parti au pouvoir. Mais ce qui se passe actuellement en Libye en ce qui concerne la pandémie est très axé sur la population, d'une manière très naturelle venant de la société civile".

Madi explique comment le gouvernement reconnu  par la communauté internationale basé à l'Ouest a tenté d'allouer des fonds pour la riposte au COVID-19 à toutes les municipalités locales et aux organes gouvernementaux de la nation, indépendamment de leur allégeance à l'une ou l'autre partie. Cependant, ceux qui relèvent du gouvernement d'accord national à l'Ouest ont par la suite nié l'allocation de fonds et ont accusé ce gouvernment de soutenir Haftar en attribuant le plus gros fonds à la région orientale. Les deux parties ont leurs propres institutions parallèles, il n'est donc pas question de déployer une réponse à l'échelle nationale. La seule institution qui s'applique aux deux gouvernements est le Centre national pour le contrôle des maladies, qui a 30 branches locales dans tout le pays. Malheureusement, il ne semble pas capable de faire face à une pandémie de manière efficace, et le conflit en cours rend une réaction efficace au COVID-19 encore plus difficile.

"Les gens qui ont dû fuir leurs maisons, loin du sud de Tripoli, ils luttent vraiment. Ils n'ont pas de maison, et ils subissent chaque jour des violences, des viols, des bombardements et des tirs. C'est leur réalité en ce moment", dit Madi, alors qu'elle nous brosse un tableau déjà sombre de la vie quotidienne en Libye. Pour les femmes, l'impact du COVID-19 dans une Libye déchirée par la guerre est particulièrement important, comme l'a récemment souligné une note de politique rédigée conjointement avec Cordaid, membre de la CSPPS. La violence sexiste est en augmentation, plusieurs femmes ayant été tuées par leur mari en isolement depuis le début de la pandémie, et le risque de contagion est plus élevé, car elles sont souvent employées dans le secteur de la santé et des soins sociaux. Néanmoins, l'impact de la pandémie, combiné à la guerre en cours, sur des civils innocents, hommes ou femmes, est odieux.

Le Rapport sur les pertes civiles de la mission de l'ONU en Libye pour le premier trimestre de 2020 fait état d'au moins 131 victimes civiles, dont 64 sont décédées. Cela représente une augmentation de 45 % par rapport au dernier trimestre de 2019. La principale cause de pertes civiles fut les combats terrestres, 73 % des victimes ayant été causées par l'utilisation d'armes lourdes telles que des roquettes, de l'artillerie et des mortiers, ainsi que par des tirs d'armes légères. Les assassinats ciblés par l'armée nationale libyenne ont été la deuxième cause de pertes civiles, les frappes aériennes et les engins explosifs improvisés venant ensuite en troisième et quatrième position.

Les estimations de l'organisation de Madi sont cependant beaucoup plus élevées : plus de 800 civils seraient morts au cours des trois derniers mois. "Beaucoup de gens ont perdu leurs vies", confirme Madi, "ce chiffre ne fait que vous montrer l'impact de cette guerre, et comment nous sommes déjà fragiles. Le COVID-19 sera un désastre pour nous". La plupart des victimes se trouvent dans la partie occidentale du pays, car elles sont constamment attaquées par l'armée nationale libyenne, dirigée par Haftar.

Néanmoins, la situation des habitants de l'Est est désastreuse aussi : Haftar a remplacé les maires des municipalités par des fonctionnaires militaires, afin de traiter du COVID-19 ou de contrôler la population.

"La population souffre de nombreuses violations des droits de l'homme," poursuit Madi, "les gens sont menacés par les deux parties, et la situation est utilisée pour obtenir un plus grand contrôle sur leurs régions. De nombreux médecins de la partie orientale, qui est sous le contrôle de Haftar, tentent de prendre la parole et d'informer la population, mais ils sont accusés de travailler contre le gouvernement. Un médecin fut kidnappé l'autre jour, alors qu'il tentait de résoudre le problème du manque d'installations et d'équipements pour faire face à la pandémie. Dès que vous critiquez leur puissance militaire, vous êtes un traître. Vous êtes considéré comme une menace à la sécurité nationale".

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shutterstock/Rosen Ivanov Iliev

Malheureusement, l'oppression des voix est une constante en Libye. Cette année, le pays entreprends son premier Examen national volontaire, qui s'inscrit dans le cadre du suivi et de l'examen des progrès de la mise en œuvre de l'Agenda 2030 pour le développement durable. Bien que les messages clés récemment soumis par la Libye concernant son ENV indiquent que "le rapport national volontaire de la Libye sur les objectifs de développement durable a été préparé dans le contexte d'une large participation communautaire menée par le ministère de la planification par l'intermédiaire du Forum libyen pour le développement durable, en tant que plateforme de dialogue, d'interaction, d'échange d'expériences, de coordination des efforts et d'intégration et de promotion de la participation de toutes les parties prenantes", la réalité s'avère très différente.

Les organisations de la société civile n'ont eu la chance d'émerger qu'après la chute de Kadhafi en 2011, et elles luttent toujours pour faire entendre leur voix. Madi explique comment les autorités et les acteurs de la sécurité ont tendance à percevoir les organisations de la société civile comme des traîtres, travaillant contre leurs régimes plutôt qu'avec eux, surtout lorsqu'elles collaborent avec des acteurs internationaux. Les OSC, leurs membres et les militants sont mis dans une position vulnérable lorsqu'ils s'expriment, que ce soit au niveau international ou à l'égard de leur propre gouvernement.

En raison de cette réticence à collaborer avec la société civile libyenne, les récentes tentatives du Tamazinght Women’s Movement de se mettre en rapport avec le ministère de la planification, qui est responsable de mener l’ENV, sont tombées dans l'oreille d'un sourd. Néanmoins, le Tamazinght Women’s Movement a mis en place une coalition d'organisations de la société civile à travers la Libye afin de produire un rapport sur la société civile pour informer leur gouvernement de leurs observations sur le terrain concernant la mise en œuvre des Objectifs de développement durable (ODD), en prenant le risque de répercussions.

"Nos institutions nationales et notre gouvernement étant eux-mêmes faibles, nous sommes obligés de prendre ce risque. Nous devons veiller à ce que le processus de consolidation de la paix et de construction de l'État en Libye, ainsi que le chemin vers la réalisation de l'Agenda 2030 se poursuivent. C'est la seule façon d'avancer", explique Madi. Œuvrer pour des sociétés plus pacifiques, plus justes et plus inclusives, assurer l'accès à la justice pour tous et mettre en place des institutions efficaces, responsables et inclusives à tous les niveaux, comme le stipule l’ODD 16, est au cœur même de cet effort.

Il est indispensable de poursuivre les efforts de consolidation de la paix et d'édification de l'État, car les institutions et les structures de gouvernance du pays sont gravement endommagées. En outre, après des années de tueries et de destruction, de nombreux Libyens sont aux prises avec leur santé mentale. "Tout le monde est traumatisé par toute cette violence", déclare-t-elle, "les hommes qui reviennent des lignes de front, mais aussi tous les autres, car nous sommes constamment sous le feu. Et maintenant, nous sommes également confrontés à COVID-19. Cela ne peut plus durer". L'intégration d'un soutien psychosocial est donc tout aussi importante lorsque l'on pense au renforcement des structures de soins de santé en Libye.

La Libye est fragile, économiquement, politiquement et socialement. Et la pandémie distrait la communauté internationale, car ses propres nations souffrent également. Mais notre responsabilité envers la population libyenne reste un fait incontestable. D'autant plus que plusieurs parties de cette même communauté internationale sont responsables de certains aspects du conflit en cours à l'intérieur des frontières de la nation libyenne.

"Les facteurs de cette violence sont les interférences étrangères : c'est le soutien militaire international qui permet aux acteurs nationaux de continuer à rechercher une solution militaire. La Libye est devenue un conflit par procuration. L'incapacité politique ou le manque de volonté des pays étrangers à faire pression sur les États qui interviennent militairement en Libye, ou sur les acteurs nationaux du conflit eux-mêmes, permet à cette situation de perdurer et de s'aggraver. Tout ce que nous voulons maintenant, c'est que cette guerre prenne fin. Juste pour mettre fin à cet état de guerre permanent. Nous voulons un cessez-le-feu, un cessez-le-feu qui soit maintenu cette fois-ci. Pour que nous puissions faire face à cette pandémie, et construire enfin une Libye égale et unifiée".

En tant que la CSPPS, nous demandons à la communauté internationale de maintenir son égard vers l'extérieur, vers les uns vers les autres, vers nos actions dans le domaine de la paix et des conflits et vers leurs conséquences.  Nous faisons appel aux nations, aux organisations de la société civile et aux institutions du monde entier de se tenir mutuellement responsables de l'alimentation des conflits ailleurs pour nos propre intérêts économique ou politique, et de faire pression sur les parties belligérantes de la Libye. En cas de pandémie, la polarisation continue est une recette pour le désastre. Nous devons nous rassembler, en tant que monde unifié, et répondre de manière cohérente aux conflits, ainsi qu'au COVID-19. Une fois de plus, nous demandons instamment aux parties belligérantes du monde entier d'adhérer à l'appel du Secrétaire général des Nations unies, António Guterres, en faveur d'un cessez-le-feu mondial. La Libye a besoin de paix, tout comme la lutte contre COVID-19. C'est-à-dire, si nous voulons sérieusement nous attaquer à cette menace pour l'humanité, et si nous voulons sérieusement parvenir à un monde plus durable d'ici 2030.

Article par Charlotte de Harder - CSPPS

 

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