Un Point sur la situation en Haïti : le renouvellement d’une crise cyclique
Cet article a été réalisé en collaboration avec nos collègues en Haïti, Marie-Marguerite Clérié et Roseline Benjamin, toutes deux membres de la Fondation IDEO (Institut de Développement Organisationnel et Personnel). Fondée en 1992, cette organisation a pour mission de favoriser un changement de mentalité et de promouvoir un climat de paix en Haïti, en accompagnant la population dans le domaine de la santé mentale.

Haïti traverse actuellement une période extrêmement dangereuse et difficile, marquée par un climat de chaos généralisé et d’anarchie. Depuis plusieurs années, le pays est enlisé dans une crise profonde, reflet d’une instabilité politique, économique et sociale persistante. L’effondrement quasi total des institutions étatiques bouleverse la vie quotidienne des citoyens, en particulier dans la capitale, à Port-au-Prince et dans ses environs, et plonge l’ensemble de la nation dans une incertitude angoissante. Lors d’un récent échange téléphonique avec nos membres sur le terrain en Haïti, nous avons pu dresser une rétrospective de la situation dramatique que traverse le pays. À travers leurs témoignages, nous avons évoqué les nombreux défis auxquels la population est confrontée, tout en tentant de comprendre les racines de cette crise multidimensionnelle ainsi que les pistes de solution envisageables. Cet article a pour but de donner une visibilité à la crise haïtienne et d’alerter la communauté internationale sur l’urgence d’agir. Il est impératif que des actions concrètes soient entreprises pour aider le pays à faire face aux multiples menaces qui pèsent sur son avenir.
Haïti et ses débuts
Autrefois surnommée « la perle des Antilles », Haïti était un havre de paix pour ceux qui fuyaient les troubles de leur pays d’origine, à la recherche de stabilité et de sérénité sous un climat tropical. Première république noire indépendante, Haïti a marqué l’histoire du monde. Malgré les secousses politiques et les épisodes de dictature, le pays a connu des périodes d'accalmie, notamment entre la fin de l’occupation américaine en 1934 et l’arrivée au pouvoir de la famille Duvalier en 1957. Durant cette époque, la mère de Marie-Marguerite se souvenait d’un pays qu’elle qualifiait de véritable paradis.
Le début des années sombres en Haïti
Avec l'arrivée au pouvoir de François Duvalier en 1957, Haïti rentre dans une ère marquée par la peur, la violence et l'arbitraire. Son régime autoritaire instaure une politique de répression brutale. À sa mort en 1971, son fils Jean Claude Duvalier hérita du pouvoir. Haïti devient la première république héréditaire. En février 1986, Jean Claude Duvalier est chassé du pouvoir. Comme le souligne Marie-Marguerite, le départ de celui-ci ne marque pas une rupture politique, contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres pays de la région à la même époque, comme le Chili ou le Brésil. En effet, au départ pour l'exil de l'héritier Duvalier, il a pris soin de désigner ses successeurs : des hommes forts du régime, consolidant ainsi la continuité du système Duvaliériste. La période Duvaliériste a été profondément marquée par la terreur, illustrée notamment par des exécutions publiques destinées à dissuader toute opposition.
L'émergence et l’expansion des gangs
Un autre facteur majeur de déstabilisation en Haïti est l’emprise croissante des gangs. Leur origine remonte à l’époque du président Jean-Bertrand Aristide, le premier président haïtien élu démocratiquement. Afin de consolider son pouvoir et de prévenir un éventuel coup d’État, Aristide a démantelé l’armée et créé une milice parallèle composée de « chimères » qui sont des groupes armés chargés d’intimider, voire de terroriser la population.
Ce système de pouvoir par la peur s’est enraciné. Les gangs ont peu à peu pris le contrôle de l’économie informelle. Pour faire fonctionner une entreprise, les chefs d’entreprise étaient contraints de verser une « rançon » à ces groupes armés sous peine de voir leurs activités détruites. Le succès économique de ce modèle a contribué à renforcer leur pouvoir. Aujourd’hui, ces gangs opèrent de manière indépendante, tirent leurs revenus des rançons, des kidnappings et vivent dans un luxe extravagant.
Ils contrôlent désormais près de 90 % du territoire de la capitale. Même les historiens s’accordent à dire que la situation actuelle est sans précédent dans l’histoire du pays.
La crise politique depuis 2018
Roseline, interrogée sur la situation actuelle, affirme que la véritable escalade de la crise politique et sociale a commencé en 2018. Cette année-là marque un tournant avec l’apparition des grands mouvements de contestation, connus sous le nom de « peyi lòk » ou pays bloqué. Derrière ces mobilisations se cachait une instrumentalisation politique : certains politiciens ont attisé la colère populaire, non pas pour améliorer la situation du pays, mais pour affaiblir le président Jovenel Moïse.
Ce climat de tension a plongé la population dans un état de terreur et provoqué un exode massif. Incapables de renverser le président par les voies institutionnelles, certains groupes ont eu recours à une solution radicale : l’assassinat de Jovenel Moïse, perpétré le 7 juillet 2021.
Un assassinat aux allures de scandale d’État
Cet assassinat s’apparente aujourd’hui à un véritable scandale d’État. L’un des principaux suspects est toujours en liberté, et aucune justice n’a été rendue. Pire encore, des preuves suggèrent l’implication directe de membres du gouvernement dans ce complot. La responsabilité des autorités en place est donc engagée, d’autant plus que la communauté internationale a, selon certains, fermé les yeux sur la situation, adoptant une posture de complicité passive voire de non-assistance. Cette inaction a permis à la crise de s’aggraver. Une tentative de réforme brutalement interrompue.
La crise de 2018 a également mis en lumière la remise en question des privilèges de l’oligarchie haïtienne. Jovenel Moïse avait initié des réformes ambitieuses visant à combattre la corruption et à limiter les avantages indus de certaines élites économiques. Ces mesures ont suscité une forte opposition de la part des groupes qui bénéficiaient du système en place. Les projets de modernisation du pays et d’amélioration des conditions de vie de la population ont été brutalement interrompus avec sa mort.
Une paralysie totale des institutions
Les trois pouvoirs de l’État – l’exécutif, le législatif et le judiciaire – sont aujourd’hui dépourvus de toute capacité d’action et même inexistants. L’appareil d’État, en pleine déliquescence, ne parvient plus à remplir ses fonctions essentielles. Ce dysfonctionnement généralisé accentue la peur et la confusion parmi la population, qui se sent abandonnée par ses dirigeants qui ne démontrent pas une ferme volonté ou la capacité de sortir de ce bouleversement. L’état de droit s’effrite sous le poids d’une insécurité galopante et d’une crise politique sans perspective de solution immédiate.
Une crise à dimensions multiples
Cette crise, qui n’est pas seulement politique, a également des conséquences graves sur la vie économique et sociale. Tous les secteurs sont touchés. L’économie est paralysée par l’insécurité, les investissements se raréfient et le commerce s’effondre. Les conséquences sociales sont évidentes : l’éducation est perturbée, les soins de santé deviennent inaccessibles pour une grande partie de la population, la plupart des hôpitaux demeurent inopérants. Les inégalités se creusent de jour en jour. Ce contexte met en péril la cohésion sociale et compromet l’avenir même de la nation.
Pour espérer un redressement, des réformes institutionnelles profondes et équitables sont indispensables. Il faut rétablir la sécurité, garantir les droits fondamentaux des citoyens et réinstaurer la paix civile. Sans ces changements, Haïti risque de s’enfoncer davantage dans le chaos.
De plus, la peur gagne les cœurs et domine le quotidien des haïtiens. Cette insécurité chronique affecte gravement la santé physique et mentale de la population. Les cas de dépressions à risques suicidaires, les troubles anxieux et le stress post-traumatique se généralisent à travers toutes les couches de la société. Les familles, impuissantes face à la situation, acceptent souvent le dur sacrifice de quitter leur pays et même de se séparer de leurs enfants pour leur offrir une vie meilleure. Nous assistons à un véritable exode, à une fuite des cerveaux et à une grave dislocation de la cellule familiale. Les pays hébergeant les déplacés, quant à eux, deviennent les nouveaux espoirs d’une génération entière d’haïtiens. La récente arrivée de Donald Trump au pouvoir et les mesures annoncées en matière d’immigration, crée actuellement une panique dans certains milieux haïtiens de la diaspora. Le peuple haïtien est traqué de partout.
Quelles solutions pour Haïti ? Et quel rôle pour la communauté internationale ?
Jusqu’à présent, la communauté internationale s’est montrée largement impuissante face à la dégradation de la situation. Si elle souhaite organiser des élections libres et démocratiques, une question fondamentale se pose : comment organiser des élections dans un pays en proie à la violence généralisée ?
La majorité de la population se réfugie aujourd’hui dans des zones dites "libres", mais voter, faire campagne, ou simplement se déplacer y devient presque impossible. Les zones les plus peuplées sont aussi les plus dangereuses. Dans ces conditions, des élections censées représenter le peuple haïtien risquent de manquer de légitimité.
Face à cette impasse, Marie-Marguerite et Roseline avancent plusieurs solutions concrètes :
- Réarmer la police haïtienne, aujourd’hui largement sous-équipée à cause de l’embargo sur les armes imposé par les États-Unis. En face, les groupes armés reçoivent illégalement des armes via la République dominicaine et disposent d’un arsenal bien plus important.
- Rouvrir les frontières avec la République dominicaine, afin de relancer les échanges économiques, permettre l’accès aux soins pour les haïtiens malades, et redynamiser les circuits commerciaux.
- Faire de la sécurité une priorité absolue : actuellement, 67 % de l’aide internationale est humanitaire, tandis que seulement 7 % est consacrée à la sécurité. Or, l’insécurité reste le principal obstacle au redressement du pays.
Favoriser des solutions portées par les haïtiens eux-mêmes, en leur donnant les moyens de reconstruire leur pays selon leurs priorités, leurs besoins et leur vision.
Un message d’espoir
Malgré les immenses défis, Marie-Marguerite et Roseline gardent espoir. Elles réaffirment leur volonté farouche de redonner vie à « l’âme haïtienne », convaincues que, grâce au travail, à la solidarité et à une compréhension sincère des réalités du pays, Haïti pourra se relever.
Lorsqu’on leur demande comment une nouvelle aide internationale pourrait réussir là où les précédentes ont échoué, leur réponse est claire :
Le monde a changé. En 2025, nous sommes dans une ère de justice et de transparence. Les scandales éclatent, les vérités sont révélées. De plus, les complices ont été identifiés, ce qui n’est pas arrivé depuis l’indépendance d'Haïti en 1804.