Le pouvoir de la voix des citoyens
"Voix locales à la croisée des chemins" est une série d'articles dans laquelle les acteurs locaux, œuvrant pour la paix quotidienne, partagent leurs points de vue sur les fragilités et la résilience de leurs sociétés face aux conflits. Ces sociétés sont à la croisée des chemins entre les réalités locales et les politiques et pratiques nationales de consolidation de la paix. Cette série vise donc à accélérer l'action au niveau local en renforçant les voix de la société civile au niveau politique. "Voix locales à la croisée des chemins” est hébergé par la Plateforme de la Société Civile pour la Consolidation de la Paix et le renforcement de l'État (CSPPS) et est le fruit d'une collaboration avec le Programme de Recherche sur les Règlements Politiques (PSRP), basé à l’Université d’Édimbourg.
Dans ce nouvel article de la série "Voix locales à la croisée des chemins", nous examinons comment SEMA, une entreprise sociale travaillant en Ouganda et au Kenya, utilise une approche citoyenne des outils de responsabilisation pour améliorer la prestation de services et lutter contre la corruption, contribuant ainsi à la réalisation de l'Objectif de développement durable 16+ (ODD16+) des sociétés pacifiques, justes et inclusives. Cet article s'appuie sur un travail de recherche doctorale sur les interventions de responsabilisation et sur une analyse qualitative du travail de SEMA à Kampala, en Ouganda, menée par Yohan Iddawela, qui est chercheur associé au département de géographie et d'environnement de la London School of Economics and Political Science.
Retour sur l'histoire récente de la redevabilité en Ouganda
Bien qu'il s'agisse d'un concept insaisissable, la redevabilité, ou la responsabilisation, a été décrite comme l'obligation d'accepter la responsabilité de ses propres actions. Pourtant, dans de nombreux pays, ce concept reste difficile à réaliser - dans le monde entier, plutôt qu’une responsabilisation, nous rencontrons des cas de corruption, de népotisme ou d'abus de pouvoir, ce qui entraîne une méfiance de la société. Ce phénomène a également été observé en Ouganda.
Selon l'Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), la prestation de services en Ouganda "a longtemps été mise en péril par le manque de redevabilité, la lourdeur des systèmes et la corruption". Concernant ce dernier point, une série d'entretiens menée en 2016 avec des citoyens et des représentants des gouvernements dans la capitale Kampala a révélé que la corruption est considérée comme une norme culturelle au sein des gouvernements ougandais. En effet, la culture du don est depuis longtemps une tradition dans l'histoire de l'Ouganda. Une personne interrogée a déclaré qu'il “existe une corruption systémique du haut en bas de l'échelle qui rend difficile la prestation de services". Avec une population d'environ 42 millions d'habitants, le pays a obtenu son indépendance de la Grande-Bretagne en 1962. Après un coup d'État militaire, suivi d'une dictature militaire, le Président Yoweri Museveni a été élu en 1986 et est resté à la tête du pays depuis lors. Malgré les efforts déployés par le président, les fonctionnaires du pays continuent de se livrer à des pratiques de corruption, ainsi qu'à des systèmes de patronage politique très répandus.
Améliorer la prestation de services en utilisant des outils de responsabilisation
Pour contrer cette tendance, il a été affirmé que la société civile peut assumer un rôle de régulateur et tenir les fonctionnaires responsables de leurs performances. À cet égard, le travail de SEMA tente de contribuer à la réalisation de la responsabilisation par le biais d'une méthode qui amplifie les voix locales et recueille les commentaires des citoyens sur leurs expériences avec les bureaux gouvernementaux. SEMA croit au pouvoir des voix des citoyens pour faire une différence dans leurs communautés, et plaide pour une action basée sur des preuves et un changement provenant du niveau local.
Pour aider à lutter contre la corruption et afin de soutenir la réalisation de changements culturels, SEMA utilise une initiative de feedback citoyen, dans le cadre de laquelle des équipes de bénévoles interrogent ces derniers sur leurs expériences en matière de prestation de services. Devant plusieurs services publics à Kampala, les citoyens sont interrogés sur leurs expériences, le temps d'attente et leur satisfaction générale à la sortie. Les informations anonymisées sont ensuite regroupées et présentées aux services gouvernementaux sous la forme d'un rapport mensuel. Les personnes interrogées au sein du gouvernement ont expliqué qu'elles étaient incitées à agir parce qu'elles ne veulent pas que leurs responsables voient leurs performances diminuer. Par ailleurs, ils se réjouissent également de voir les retours positifs qu'ils reçoivent des citoyens. Comme l'a décrit un fonctionnaire :
"Les deux parties nous encouragent. Lorsque les performances sont en baisse, nous devons travailler dur pour améliorer cette image. Lorsqu'il y a une bonne performance, cela nous motive également à continuer à le faire."
L'hypothèse de SEMA est que si les commentaires des citoyens sont présentés aux bureaux du gouvernement régulièrement et dans un format facile à comprendre, la responsabilité publique augmentera, ce qui peut à son tour inciter à améliorer la prestation de services. Aussi, cela fournit un mécanisme pour suivre et évaluer la qualité des services au fil du temps. En bref, l'amplification des voix locales est essentielle pour améliorer la prestation de services à Kampala. En effet, écouter la voix des citoyens permet à SEMA de mieux traduire leurs besoins en recommandations pour améliorer la prestation de services en Ouganda.
Atteindre l'objectif 16 de développement durable
De tels efforts ne peuvent toutefois pas être optimisés si les décisions publiques sont prises à huis clos. La transparence apparaît alors ici comme un facteur fondamental. Bien que des recherches plus approfondies soient nécessaires, la transparence est considérée comme un paramètre essentiel à la responsabilisation, contribuant ainsi à la légitimité et à l'efficacité de la gouvernance. En Ouganda cependant, si les interventions en matière de responsabilisation peuvent fournir certaines incitations pour promouvoir un comportement moins corrompu et changer progressivement la culture au fil du temps, elles ne s'attaquent pas directement à la cause profonde du problème - la nécessité d'un meilleur salaire et de meilleures conditions de travail pour que le personnel soit moins enclin à s'engager dans la corruption. Par conséquent, les mécanismes de responsabilisation à eux seuls ne sont pas susceptibles d'apporter des améliorations à long terme en matière de corruption dans la prestation de services à Kampala, mais ils peuvent fournir un effort préliminaire.
Conformément à l'ODD16+, qui promeut des sociétés pacifiques, justes et inclusives, il est primordial de réduire la corruption et les pots-de-vin. Pour y parvenir, la transparence et la responsabilité sont essentielles. À cet égard, et en accord avec l'ODD 16.6, SEMA aide les gouvernements à mettre en place des institutions efficaces, responsables et transparentes à tous les niveaux et à suivre cet indicateur de l'ODD selon une approche citoyenne. L'intervention de SEMA dans la prestation de services publics dignes de confiance en Ouganda est un exemple de la façon dont les interventions de responsabilisation depuis une base locale peuvent aider à obtenir une meilleure prestation de services et des sociétés moins corrompues - en augmentant la confiance et la cohésion de la société au passage. En effet, la réalisation de l'Agenda 2030 pour le développement durable ne peut se faire sans la mise en place de sociétés pacifiques, justes et inclusives et sans la résolution des problèmes de corruption, de mauvaise gouvernance, d'insécurité et d'injustice.