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Combattre la méfiance en époque de Corona

CSPPS Réaction coordonnée pour soutenir l’action locale pendant le COVID-19: Une interview avec le membre CSPPS du Liberia, la Plateforme pour le dialogue et la paix
En période de crise, il est facile de perdre la vue d'ensemble. Une pandémie mondiale, comme celle à laquelle nous faisons face aujourd'hui, est un bon exemple de la manière dont notre réponse instinctive ne consiste qu’à se concentrer uniquement sur les aspects les plus clairement touchés : le système de santé d'une nation et son économie. Néanmoins, le COVID-19 peut sérieusement affecter d'autres domaines cruciaux de la vie, en particulier les questions de paix et de conflit.
   
Ceci est le deuxième article dans une série qui se concentre sur le rôle de la société civile dans le soutien des actions locales réagissant au COVID-19. Par le biais d'entretiens avec des intervenants de première ligne, nous discutons des effets à court et à long terme du COVID-19 sur les perspectives de paix et de stabilité dans leurs pays.
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James Shilue, point focal adjoint de l'équipe pays de la CSPPS et directeur général de la Plateforme pour le dialogue et la paix

L'épidémie d'Ebola est encore très présente dans l'esprit de la population libérienne, tout comme dans le cas de notre premier article sur la Sierra Leone. Actuellement, le nombre de cas de COVID-19 augmente rapidement au Liberia et le nombre de décès (4 sur 31 cas confirmés) est disproportionné par rapport au taux mondial.

La menace de COVID-19 trouble une société fragile qui ne s’est remise depuis sa guerre civile de 14 ans, qui s'est terminée en 2003. Une nouvelle épidémie pourrait non seulement décimer la population, mais aussi retarder le développement du pays, tant économique que social, pendant plusieurs décennies. La peur et l'incertitude, une fois de plus, dominent l'humeur de la nation.

Unir un pays dont le niveau de méfiance envers son gouvernement est déjà élevé est, pendant pandémie mondiale, une tâche ardue, et le manque d'implication de la société civile dans le processus de réaction au COVID-19 ne la rend pas plus facile. Même si le fait de placer les communautés au premier plan de la réaction à l'épidémie d'Ebola s'est avéré d’être un moteur essentiel de son éradication en 2015, l'actuel gouvernement libérien reste réticent à engager la société civile cette fois-ci. 

En discutant de COVID-19 dans un contexte de conflit, de corruption et d'inégalité, le Secrétariat de la Plateforme de la société civile pour la consolidation de la paix et la construction de l'État (CSPPS) s'est entretenu avec James Shilue, point focal adjoint de l'équipe pays de la CSPPS et directeur général de la Plateforme pour le dialogue et la paix, pour le deuxième article de cette série.

Shilue souligne que la société civile joue un rôle essentiel dans la lutte contre la méfiance : la société civile peut constituer le lien nécessaire entre les communautés et leur gouvernement. Cela lui permet à la fois de représenter ce qui est nécessaire du point de vue de la communauté et, en même temps, d'être ceux qui relaient les informations importantes à ces communautés méfiantes, est le ciment de la société qui pourrait commencer à combler le fossé entre un peuple et son gouvernement. Cette consultation, quand elle est lancée, doit avoir plus qu’une simple valeur symbolique. Elle doit dépasser le symbolisme : des consultations multilatérales sérieuses doivent  permettre une discussion ouverte et franche entre toutes les parties prenantes concernées sur les moyens de relever les défis nationaux.

« En raison de l'histoire de la corruption et de la méfiance profondément enracinée à l'égard du gouvernement et de la faiblesse des services publics, l’Ebola pénétra rapidement au Liberia à l'époque », nous dit Shilue. « Lorsque la crise d’Ebola s'est produite, l'ancienne présidente Ellen Sirleaf utilisa l'approche conventionnelle que nous voyons maintenant dans certains autres pays [pendant l’épidémie de COVID-19] : utiliser les forces de sécurité pour assurer la conformité. Elle a mis en place un groupe de travail gouvernemental avec des règles et des réglementations que certains considéraient comme draconiennes. Ces réglementations ne furent pas formulées avec la participation des communautés, bien qu'elles les concernent. »

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UN Photo/Andrey Tsarkov

Avant que Présidente Sirleaf eût décidé d'impliquer la société civile dans la réaction à l'épidémie d'Ebola, des protestations de masse sur les tas de cadavres laissés à pourrir dans les rues pendant des jours entiers, et des affrontements avec les militaires ont eu lieu en raison de la fermeture violente des bidonvilles. Les professionnel de la santé ont fui, craignant de contracter l’Ebola au contact des patients. Les gens craignaient d'aller à l'hôpital, car l'impossibilité de faire des tests de dépistage du virus signifiait que beaucoup d'entre eux furent mal diagnostiqués par les autorités. Une fois diagnostiqués, correctement ou non, ils ne furent pas traités par crainte de contamination, ce qui entraîna de nombreux décès évitables dus à des maladies faciles à traiter comme le choléra, la malaria et la fièvre typhoïde. Par méfiance, les établissements de santé publics furent attaqués et les patients furent ramenés chez eux, ce qui a conduit à la propagation du virus.

« Les gens résistèrent à l'entrée dans les communautés, à cause des idées fausses, des malentendus, une stigmatisation. Il y avait toutes ces théories de conspiration sur les raisons pour lesquelles les communautés ne pouvaient pas permettre aux autorités sanitaires d'entrer dans la communauté. Et cela provoqua le chaos, ce dont nous ne voulons pas. »

L'épidémie affecta directement la stabilité du pays, et il y a de la crainte que le COVID-19 fera de même. La consolidation de la paix et la construction de l'État deviennent de plus en plus urgentes dans des moments comme celui-ci. L'implication globale de tous les aspects de la société civile dans la réaction au COVID-19, en particulier dans un pays qui compte plus de 1 500 organisations de la société civile (OSC) et plus de 900 organisations communautaires, peut fournir l’expertise nécessaire pour aborder des questions complexes telles qu’une épidémie dans un état déjà fragile. Face à une pandémie mondiale, ces organisations sont essentielles pour atteindre les communautés les plus démunis, qui n'ont pas accès à des ressources telles que l'eau et l'électricité, et qui n'ont pas confiance dans leur gouvernement.

« La question de la méfiance ne s'est pas limitée à l'épidémie actuelle. La question de la méfiance a porté sur l'ensemble du processus de gouvernance et il est bon de la comprendre sous cet angle », poursuit Shilue.

«Il y a eu tant de questions sur la corruption, la responsabilité et la transparence et je peux vous dire que l'une des principales raisons pour lesquelles les gens ont eu des difficultés dès le début fut l'incapacité du gouvernement à déclarer ses actifs. »

Pendant les six premiers mois du mandat présidentiel de l'actuel président, George Weah, la population a ressenti un manque de transparence concernant les dépenses du gouvernement. Outre le fait que l'État n'est pas en mesure de fournir les services sociaux et les infrastructures les plus élémentaires, cela a renforcé le sentiment que le peuple libérien n'a pas le choix ni la possibilité de se prononcer sur la direction que prend son pays. Instaurer des mesures de précaution, qui restreignent encore plus leur liberté à la lumière de la pandémie actuelle, devient une toute autre affaire dans ce contexte.

Shilue maintient que la société civile constitue le lien nécessaire entre les communautés et leur gouvernement. « Mais cela ne peut se faire que si vous avez un gouvernement ouvert à la collaboration avec la société civile locale, un gouvernement transparent et responsable, et un gouvernement qui ne présente pas la société civile comme ‘l'enfant favori de l'Occident qui reçoit toutes les ressources’. » Plutôt que des enfants gâtés, les organisations de la société civile sont des acteurs non étatiques précieux, capables de fournir les informations et l'expérience nécessaires du terrain d’action, en temps de crise également qu’en dehors.

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En raison de la fermeture (partielle) du gouvernement pendant l'épidémie d'Ebola, le financement et le soutien international qui passent normalement par les canaux bureaucratiques du gouvernement furent directement déboursée à la société civile, ce qui a permis un déploiement plus rapide et plus efficace des actions et des projets nécessaires. Bien que bénéfique à l'époque pour l'ensemble de la nation, le gouvernement actuel nourrit toujours l'idée que cette expérience antérieure place la société civile au sein du système international en tant qu’étrangers, plutôt qu'au cœur de son système national. Shilue affirme que le gouvernement libérien utilise cette situation comme bouc émissaire pour éviter leur responsabilité de faire preuve de transparence, empêchant ainsi les pratiques générales de bonne gouvernance. 

Ce faisant, le gouvernement libérien risque de ne pas utiliser pleinement ses capacités tant humaines que matérielles : pendant la crise d’Ebola, tout en faisant venir les chefs, les groupes de femmes, les étudiants, les ONG et autres, les gens eurent finalement l'occasion de partager leurs perceptions et leurs expériences. Pour surmonter un défi complex, comme cette pandémie mondiale, il faut un engagement et une confiance mutuels. Seule une approche globale de la société peut permettre de trouver une solution qui fonctionne pour et à travers toutes les couches de la société. Pour ce faire, cette approche doit tenir compte non seulement du point de vue médical, mais aussi du contexte social dans lequel la pandémie fait ravage.

Mis à part le récent appel du président Weah à la population libérienne pour qu'elle s'unisse lors de COVID-19 le 8 avril, aucune mesure pratique n'a été prise en vue d'une approche de la société dans son ensemble, ce qui est nécessaire pour aborder les implications plus larges de COVID-19 de manière holistique. La société civile elle-même, cependant, se tourne vers l'avenir et établit son propre plan pour faire face aux effets dévastateurs de la pandémie.

Le collectivisme culturel et l'intégration des genres dans un contexte d'appels mondiaux à la distanciation sociale

« L'effet sur les femmes sera toujours disproportionné », déclare Shilue. Il prévoit que, du fait que les femmes se voient traditionnellement confier des tâches comme s'occuper des malades et des personnes âgées, et faire du commerce sur les marchés, elles seront inévitablement les plus directement en contact avec le virus. De plus, si la gravité de l'épidémie soit confirmée et qu'un confinement total se fait imposer, les femmes seront confinées chez elles. Ces femmes, dont certaines sont veuves, dépendent entièrement du peu de revenus qu'elles tirent de leur travail pour subvenir aux besoins de leur famille et envoyer leurs enfants à l'école.

« Certains de leurs partenaires sont ou ont été des agresseurs. Nous vivons dans une société patriarcale. Parfois, quand une femme veut parler, c'est souvent à elle d'entendre : ‘Tais-toi, tu es une femme. Quand les hommes parlent, tu ne parles pas. »

« Certains de leurs partenaires sont ou ont été des agresseurs. Nous vivons dans une société patriarcale. Parfois, quand une femme veut parler, c'est souvent à elle d'entendre : ‘Tais-toi, tu es une femme. Quand les hommes parlent, tu ne parles pas.’ En allant travailler pour soi-même, ça apporte un certain sentiment d'estime de soi, et un revenu. Si ces femmes doivent utiliser toutes leurs petites économies, elles pourraient finir par se soumettre à des agresseurs. Ou bien elles dépendent de leur famille pour leur soutien, qui peut être soumis à certaines conditions. »

Le COVID-19, dans un pays qui a déjà un bilan élevé en matière de violence sexiste, affectera la sécurité des femmes, à la fois économiquement et physiquement, et créera ainsi davantage de tensions à l'échelle nationale. Selon le ministère du genre, de l'enfance et de la protection sociale, 1 413 cas de violence sexiste ont été recensés en 2016, avec un nombre accru de 1 685 en 2017 et un total encore plus élevé de 2 105 en 2018. Un verrouillage, comme on s'y attend au cours de la pandémie, ira probablement faire grimper ces chiffres d'une manière sans précédent. Comme les marchés et les magasins seront fermés, les femmes seront confinées à la maison, sans aucune source de revenus et, donc, sans indépendance. Par conséquent, Shilue et sa Plateforme pour le dialogue et la paix explorent d'autres modalités pour effectuer du changement social : ils veulent mettre en évidence les gains et les dividendes associés à l'investissement dans l'égalité des sexes.

Selon l'UNESCO, le Liberia a un taux d'alphabétisation moyen des adultes de 43 %. Chez les hommes, le taux d'alphabétisation est de 61 %, mais le taux d'alphabétisation des femmes est au plus bas, à 27 % de la population. Il n'est pas facile d'éduquer les communautés sur la transmission et la prévention des maladies avec des taux d'alphabétisation aussi haut, et encore moins suffisant pour promouvoir des changements comportementaux et culturels à long terme.

Shilue et son organisation s'adressent donc à plusieurs organisations de femmes, non seulement pour mettre en place des messages visuels entourant la sensibilisation au COVID-19, mais surtout pour attirer l'attention sur la montée en flèche attendue de la violence sexiste en cas de fermeture. Leur intention est de mettre en place conjointement une campagne basée sur des images graphiques qui ne seront pas seulement distribuées via les téléphones portables pour les femmes des zones urbaines, mais aussi par d'autres moyens pour les zones plus rurales, où les téléphones portables sont rares.

Mais le plus important est que les femmes elles-mêmes participent à la conception ainsi qu’à la diffusion des messages. Des recherches ont montré que lorsque l'information est distribuée par des hommes, même féministes, les femmes ne feront pas confiance à cette information, en raison des expériences négatives qu'elles ont vécues. L'autonomisation de ces femmes, et la démonstration de leurs compétences, en particulier en cas de crise sanitaire, est ce qui contribuera à la résilience du Liberia à long terme.

« Les femmes changent les choses, même contre toute attente », proclame Shilue, qui décrit comment les femmes des communautés locales ont mis en place des "susu" pendant l'épidémie d'Ebola : une façon traditionnelle de mettre en commun l'argent qui est ensuite donné à tour de rôle aux membres de la communauté dans le besoin. En temps de crise, les gens reviennent à leurs anciennes habitudes : lorsque tout s'arrête et que les ressources sont rares, le collectivisme culturel du Liberia s'engage à fournir conjointement ce qui est nécessaire, alors que leur gouvernement ne peut pas le faire.

Une approche holistique aux problèmes complexes

Malheureusement, la question de la confiance, ou de son absence, reste un obstacle majeur à l'instauration d'une paix durable, dans toutes les couches de la société libérienne : des relations entre l'État et les citoyens aux structures sociétales et familiales. La consolidation de la paix et le renforcement de la résilience dans les pays fragiles, en particulier en cas de pandémie mondiale, sont donc indéniablement essentiels à l'heure actuelle. «La fragilité d'un État demeurera, tant que les facteurs qui ont créé les problèmes seront toujours présents», le dit Shilue en référence à l'économiste politique britannique Paul Collier. Le Liberia d'après-guerre s'est concentré sur la mise en place de l'aspect physique de la sécurité : l'armée, la légitimité du gouvernement, l'immigration, la capacité de la police, etc. Tous les autres aspects de l'insécurité sont cependant toujours présents : la corruption, l'inégalité, le népotisme, et la violence sexiste entre autres.

Le Liberia a besoin que la communauté internationale reste fidèle à ses promesses en termes de soutien et d'aide au développement. La mission des Nations unies au Liberia et la communauté internationale étaient présentes lors de l'épidémie d'Ebola, ce qui en fait l'un des rares partenaires sur lesquels la société libérienne peut réellement compter, dans le cadre de son état fragile. Ne brisons pas cette mince couche de confiance et respectons nos engagements. Nous pourrions nourrir une partie de ce collectivisme culturel qui fait vivre la société libérienne, contre vents et marées, et nous unir face au COVID-19.

Cet article est le deuxième dans une série sur le rôle de la société civile dans le soutien à l'action locale pendant le COVID-19. Une approche à la pandémie mondiale actuelle qui tienne compte de l'ensemble de la société et des conflits est la seule option viable. C'est pourquoi la CSPPS demande instamment de tirer parti de toutes les compétences, d'encourager la solidarité en période de lutte commune, d'éviter l'exacerbation de la discorde sociale et de ne pas sacrifier les perspectives de paix.

Il est sans aucun doute indispensable de se concentrer à court terme sur les interventions d'urgence et l'aide humanitaire en temps de crise. Cependant, une vision à long terme, en travaillant sur le Triple Nexus du travail humanitaire, de développement et de paix afin de construire des sociétés résilientes dans le monde entier, est d’importance majeure.

La sécurité humaine englobe tous les aspects de la vie : non seulement notre système de santé ou l'économie, mais aussi le genre, les droits de l'homme, l'environnement et autres. Elle implique aussi bien les privilégiés que les démunis, les riches que les pauvres. La méfiance et l'antagonisme ne peuvent être éliminés que par des interactions répétées entre toutes les parties prenantes, sur un pied d'égalité. De la même manière, la paix durable, et donc le développement, ne peuvent être atteints que lorsque rien, et personne, n'est vraiment laissé de côté.

Article par Charlotte de Harder - CSPPS

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